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Au revoir mon amour



Te souviens-tu des jours de joie ?

Ceux d’avant que je ne comprenne.

Ceux où je marchais à tes côtés sans savoir.

La blessure, celle qui déchire ton corps.

Ceux où je te prenais pour un grand artiste. Alors, j’essayais de me faire bien voir à tes côtés. J’essayais de faire en sorte que tu m'aimes.

Je ne savais pas que c’était peine perdue. Que les gens comme toi sont si détruits de l’intérieur qu’ils ne savent plus aimer.

Que tout cela ne profite qu’au règne des apparences. J’y ai cru pourtant.

Dieu que je t’aimais, Marc.


C’était toi qui avais rattrapé mon foulard sur ce pont, quand je l’avais lancé au ciel. Un geste de défi, un geste d’enfant. Il s’était enroulé autour de tes mains. De tes grandes mains que je trouvais si belles, parce qu’elles suppliaient les miennes de les aimer, de les reprendre encore.

Il y avait tes mains et tes prunelles bleues. J’y voyais nager des poissons et des sirènes. Des promesses, aussi, des promesses de vacances au soleil, à la mer, de joies sur la plage, de nuits d’amour. Tu étais parfois surprenant dans ton adresse, à m’attirer contre toi d’un regard. Un regard qui me disait : « Reste. » Et moi, petite hirondelle, je restais blottie contre ta poitrine, ton bras passé autour de mon corps et tes yeux perdus au loin, vers Dieu, vers le silence.

Quelque part, tu m’as toujours échappé. Alors je me faisais plus jeune pour te plaire.

Quand tu étais dans tes pensées, je te dessinais des cœurs sur la joue au rouge à lèvres. Tu en étais parfois étonné, mais tu me laissais faire. Mon amour te déroutait.


Je crois que tu étais heureux de m’appartenir un peu. D’avoir quelqu’un chez qui te poser le soir. D’avoir quelqu’un à qui plaire. Quelqu’un qui pouvait s’extasier devant tes grands restaurants, tes spectacles, tes livres. Quelqu’un qui pouvait quémander des mots doux et des caresses. Quelqu’un qui te demandait parfois, le regard un peu perdu : « Est-ce que tu m’aimes ? »

Cette femme-enfant que j’étais, que je m’ingéniais à être, c’était celle que tu voulais aimer, sans jamais y parvenir. Tu cédais à tous mes caprices, mais tu t’énervais devant ma jalousie, mon laisser-aller, mon manque de goût parfois vulgaire. Je me faisais belle dans le miroir du salon. Tu m’embrassais sur les lèvres. Elles avaient un goût de romarin, parfois de lavande. Je t’enlevais tous tes vêtements. Tu me regardais faire, et puis tu m’arrêtais. Tu m’embrassais encore.


J’ai toujours aimé tes baisers volés.

A moi, aux autres femmes aussi quand je ne regardais pas dans ta direction. Je savais ce que tu faisais, mais je te pardonnais quand même. Parce que tu étais comme ça. Tu recherchais la beauté dans chaque regard. Alors, pourquoi t’en tenir rancœur ? Cela n’avait pas vraiment d’importance, au fond. Tu me disais que j’étais la seule. Et je te croyais. Je te croyais si fort.

« Allez viens. »


Tu me prenais la main, tu m’emmenais au restaurant, dans les grands magasins, au cinéma, au théâtre. Dans les cercles d’artistes et les rencontres d’aristocrates. Je battais des mains, je m’affichais à ton bras en escarpins et robes à dentelle. J’étais fière de marcher à tes côtés. Tu partais, tu revenais avec un verre, une pâtisserie, une fleur.

Je n’ai jamais compris comment tu avais su que les coquelicots étaient mes fleurs préférées, parce qu’on ne peut pas les vendre, ni les acheter. Tu m’en ramenais des bouquets entiers à ma porte, avec des lettres enflammées que j’ai toutes gardées dans mes tiroirs.


Tout ce que nous avons pu avoir, nous l’avons eu. La culture, la peinture, les arts. La musique, la danse, la beauté. La beauté surtout. Autour de toi il fallait beaucoup d’élégance. Peut-être pour oublier la misère du monde qui t’arrachait parfois des larmes. Tu me serrais les mains avec l’énergie du désespoir.

« Pourquoi ? » me demandais-tu, les dents serrées, les poings serrés, impuissant devant la souffrance. Tu voulais secourir les oiseaux blessés et les femmes tziganes. Tu leur donnais parfois tes derniers billets. Et j’étais fière de ta belle générosité, de ta gentillesse. Tu as toujours été un parfait gentleman. Et je t’aimais pour cela.

Je prenais des photos appuyée sur ton épaule, assise sur tes genoux, mes mains posées sur ton corps. Toi, tu étais toujours impassible, droit face à la fluidité de la Femme, cet archétype mouvant de l’eau qui danse. Et dieu que tu aimais me voir danser. Toi, tu n’as jamais su, ou peut-être n’as-tu jamais osé, cela ne collait pas à ton image. Ce sont les femmes qui dansent, parce que les femmes sont poésie. Toi, tu n’étais que l’artiste. Moi, j’étais la vie.

Et j’aimais ces moments qui nous maintenaient ensemble, jusqu’à ce que tu exploses en plein vol.


Cela avait commencé par un froid matin de septembre.

Sombre, ruminant, la tête posée entre les mains, un café posé sur ton journal, insoucieux des taches, tu broyais du noir. Tu t’étais d’un seul coup arrêté de fonctionner. Cela m’avait fait peur. Tu ne m’avais pas remarquée au début, livré à toi-même et à tes ombres. Puis tu avais croisé mon regard et tu t’étais levé brusquement pour prendre la porte. Cela n’avait été que le début d’une longue série. Parfois je ne te revoyais pas pendant des jours.

Je n’ai jamais su ce que tu faisais dans ces moments-là. C’est comme si tu n’étais plus toi-même. Tu me disais que tu prenais des médicaments, que tu avais des insomnies. Que tu ne voulais pas m’infliger cela. Tu voulais toujours faire le fort. Pourtant, j’aurais pu te recueillir dans mes bras et te protéger comme tu avais si bien su le faire. Mais tu n’as jamais osé revenir vers moi lorsque tu allais mal. Je crois que c’est cela qui nous a séparés d’ailleurs.

Ton incapacité à recevoir.


Ce soir, en remontant le boulevard, j’ai le blues. Je lève les yeux vers ton grand appartement parisien, où tu m’oublies peut-être dans tes cachets de Prozac.

Moi, je les aurais jetés, je t’aurais tiré dans la nature et dans les églises, je t’aurais fait marcher jusqu’à ce que tu t’effondres, je t’aurais fait prendre des plantes chamaniques pour que tu vomisses tout ton mal-être ailleurs. Je t’aurais forcé à voir la vérité.

Tu voulais trop souvent croire que j’étais une petite fille fragile. Pour grandir, j’ai dû sortir de ta vie. J’ai du devenir dure. Aujourd’hui, tu ne me reconnaîtrais sûrement pas. Il y a du feu dans mes gènes.

J’avais pris cette pierre dans mes mains pour briser ta vitre. Pour faire rentrer le froid dans ta maison. Pour te forcer à regarder la mort. Pour te faire sortir de ta cabine d’aristocrate. Tu n’aimais pas la violence. Mais maintenant, même cela, ça ne veut plus rien dire.

J'ai lâché la pierre et j'ai pleuré. C'était la première fois depuis longtemps que je m'autorisais à le faire.


Alors voilà, Marc. Tu sais tout. Je t'ai beaucoup aimé et mal. Avec toi, j'étais une femme dépendante comme tant d'autres. D'ailleurs, je crois bien que j'ai été dépendante avec tous les hommes de ma vie. Et ce n'est pas agréable de le reconnaître.


Mais, merci pour la liberté. Je la retrouve. Je ne me souvenais pas te l'avoir donnée. Ca a dû arriver comme ça, sans conscience.


Je crois que ma conception du monde est biaisée. Il n'est pas uniquement domination et souffrance. Et cela, je ne le voyais pas avec toi. Mais maintenant, j'ai envie d'essayer autre chose.

Alors même si j'ai encore un peu peur d'exister seule, au fond, je vais vivre pour moi. Pour la première fois.



Texte écrit pour le concours de Nouvelles de la Quinzaine de novembre 2022, sur un incipit imposé : "Te souviens-tu des jours de joie ?"

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