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Le cadeau d’anniversaire

Les yeux masqués par ses lunettes de réalité virtuelle, Martel s’esclaffa. Je lui lançai un regard blasé. Je détestais cette manie qu’il avait de se perdre dans le monde virtuel ; manie qui empirait à chaque fois qu’il en pinçait pour une fille. Ces derniers jours, il ne remontait à la surface que pour avaler quelques pilules énergisantes ; boire quelques concentrés de jus vert ; et, bien entendu, conduire le vaisseau pour les missions de la Royale.


J’avais vu beaucoup de pilotes se comporter comme lui.


Il faut dire que l’existence dans les bas-fonds de la capitale, même lorsqu’on parvenait à être un peu débrouillard et à amasser quelques crédits, n’était pas une chose plaisante. Sombre et enfumée, la ville puait l’huile de moteur, l’acier -et l’alcool. L’alcool de graines surtout, visible à chaque coin de rue derrière les épaves des naviplanes, des cheminots, des ferrailleurs. L'alcool, qu’il soit à brûler ou à boire, était ce qui faisait tourner cette ville.

Ca, et la Royale.


La compagnie était sortie de terre il y avait deux cent quarante-sept ans. Une idée d’un gros bonnet de l’époque, un certain Clifford Schmidt, qui, avisant la pauvreté galopante dans les faubourgs, avait décidé de faire d’une pierre deux coups en créant de l’emploi… pour promouvoir la liquidation des excédentaires. Depuis, ceux qui obéissaient y gagnaient un travail et un salaire stable, ainsi qu’un accès aux soins et à l’eau potable. On mettait aussi à leur disposition toute panoplie de produits contraceptifs – ce qui n’était pas une mauvaise idée à mon avis.

Je faisais partie de ces privilégiés qui avaient été élevés hors des bas-fonds pour cette gigantesque chasse à l’homme, ou plutôt aux rats de la cité : des bouches surnuméraires, des criminels et des voleurs, qui grouillaient dans les couloirs et se reproduisaient comme des lapins. A peine humains pour certains, une étincelle hagarde dans les yeux pour d’autres. Les fous. Ceux que la ville avait brisé dans sa gigantesque machine. Ou ceux qu’elle n’avait jamais accepté. Comme mon père.


Je chassai mes idées noires et donnai un coup de coude à mon collègue.

« Vingt-et-une heures trente, Mart’. Il va falloir partir. »

L’homme reposa à regret ses lunettes sur le tableau de bord.

« Ouais, on y va. Merci de m’avoir rappelé l’heure. Je n’aurais pas voulu rater la mission comme la dernière fois. »

- Moi non plus.

Je n’étais pas prête d’oublier la punition générale qui s’en était suivie pour manquement à l’horaire. Ni les trois jours de rationnement.

Martel enclencha les commandes du vaisseau, le faisant décoller à la verticale. A chaque fois, cela m’impressionnait. En tant que chef d’escouade, je n’avais jamais reçu d’enseignement sur comment piloter un navire de reconnaissance. Mon travail, en temps ordinaire, se limitait à élaborer des plans et des stratégies pour réussir les missions, et à aboyer des ordres à mes subordonnés. Mais cette mission-ci était différente ; et on m’avait expressément spécifié que j’allais devoir me rendre sur le terrain -seule, ou avec un minimum d’équipiers. Pour une histoire de famille, à ce que j’avais compris. Ce qui ne manquait pas de me préoccuper.

« Où c’est qu’on va ? » demanda Martel, en avalant une pilule énergisante. A en juger par son fort grammage en vitamines, j’imaginai qu’il s’agissait là de son repas du soir.

« Sur les docks. Recel de marchandises volées. Essentiellement des plaques de métal nécessaires à la confection de vaisseaux, mais le rapport mentionne une présence possible d’éléments radioactifs. Ce soir, on ne sort pas sans scaphandre. »

Mon collègue hocha la tête d’un air morose et prit une deuxième pilule. J’identifiai un mélange de narcotiques. Puis il alluma la radio et entra les coordonnées des docks. De la musique classique se répandit dans l’habitacle. Je grognai.

« C’est quoi cette manie de pépé cacochyme ? »

- J’ai été cryonisé pendant trois cent vingt ans, alors la ferme. Dois-je te rappeler que tu n’as que vingt-deux ans au compteur ?

- En théorie, toi aussi, grognai-je, pour marquer le coup. Mais ce n’était pas vrai et nous le savions tous les deux.


Depuis que les caissons cryoniques avaient commencé à avoir des ratés, il y avait de cela un peu plus de soixante-dix ans, la Royale avait des problèmes. En plus des trop nombreuses bouches à nourrir, il lui fallait à présent faire face aux vieillards revenus d’entre les morts, aux malades et aux déviants de toutes sortes – pour qui la cryogénisation avait été l’alternative miracle, en son temps, à la peine de mort.

Autant de nouvelles recrues pour la criminalité galopante. La délinquance, aujourd’hui, était partout. Ce qui, très honnêtement, nous arrangeait bien en tant que forces de l’ordre. Je ne savais même pas combien de pièces du vaisseau de Martel venaient de réquisitions du marché noir. Et je possédais moi-même une carte de rationnement alimentaire très utile, bien qu’absolument contrefaite.

Le vaisseau se fraya un chemin dans la circulation réduite du milieu de soirée. Dans les rues, à cette heure nocturne, on ne voyait que des vaisseaux de la Royale. Les autres, ceux des civils, n’avaient pas l’autorisation de circuler après dix-neuf heures. Une mesure de sécurité qui avait été bien utile au moment des attentats.


D’un geste, j’indiquai un point sur la gauche et l’aéroplane se posa. Martel, malgré son goût certain pour les narcotiques, était d’une précision irréprochable lorsqu’il s’agissait de voler. Je vérifiai les coutures de ma combinaison de protection et en fis de même pour lui.

La rue résonnait d’un murmure de conversations, de cris d’ivrognes, de hoquets, d’aboiements et de rires gras. Une soirée comme les autres. Je verbalisai quelques vendeurs à la sauvette et entraînai mon pilote à ma suite dans le dédale des containers, vers l’entrepôt n°25B qui contenait les produits frauduleux en question. Bien loin de diminuer, le bruit se faisait de plus en plus tapageur. En arrivant, je repérai d’instinct deux de nos collègues, embusqués en observation près des portes.

« Il y a du grabuge, on dirait. »

Devant l’entrepôt, une manifestation sauvage battait son plein. Je repérai deux ou trois étudiants désœuvrés, des fumeurs de drogue, et une majorité de vieillards en colère, qui, apparemment, militaient pour avoir plus d’accès aux droits civils. Je n’allais pas leur dire qu’ils risquaient d’être déçus.

Je me frayai un chemin entre les participants pour accéder à l’entrée principale -encombrée par une estrade monstrueuse où se démenait un harangueur de foule.

A côté de moi, mon collègue renifla d’un air méprisant.

« Le coup de la fausse manifestation », grogna-t-il. « Comme s’ils nous prenaient pour des bleus. »


Nous fîmes le tour du hangar pour trouver un autre accès. D’après les rapports que j’avais lus, l’endroit comprenait en tout trois portes : l’entrée principale, une entrée secondaire d’urgence et une entrée réservée à la livraison. Sur la face nord de l’entrepôt, le bâtiment comportait également deux fenêtres donnant sur des latrines et une énorme bouche d’aération. Aucune de ces entrées n’était surveillée.

« On monte. »

Nous grimpâmes lentement en surveillant nos arrières. Les grappins adhésifs de la combinaison faisaient merveille sur le mélange de vieilles ferrailles et de tôles qui constituaient les murs rudimentaires de l’entrepôt. Avec un léger sifflement, je fis coulisser le panneau de l’entrée d’air. Dedans, tout était sombre. Rien à signaler.

Je me laissai tomber au sol et me réceptionnai sur mes appuis.

« A gauche. On y va. »

Un silence écrasant régnait dans l’entrepôt. Même le son de nos pieds martelant le sol semblait étouffé. Je fis courir mes doigts sur une cargaison d’acier.

« Marchandise volée, reconnus-je. Elle a disparu des registres le 27 septembre 3052, et n’a pas été retrouvée depuis. C’est un bon millésime. Je me demande pourquoi on l’a amenée ici… »

Frrch.


Ma main glissa sur une matière différente.

Du papier.

Je jetai un regard aux alentours.

Rien.

« Surveille nos arrières, soufflai-je à Martel. » Il y avait quelque chose de suspect dans ce feuillet plié en quatre et coincé entre deux plaques de métal, comme si quelqu’un nous attendait.

Je le dépliai en m’attendant à ce qu’il m’explose à la figure. Ce qui m’aurait probablement moins surprise que son contenu.

« Pat chérie,

Je ne t’oublie pas.

Joyeux anniversaire.

Papa. »


Si c’était une blague, elle n’était pas dôle. On avait exilé mon père parmi les fous il y avait six ans de cela, et je ne l’avais plus jamais revu. J’avais lutté de toutes mes forces pour le retrouver. Puis on m’avait appris qu’il était mort. Encore aujourd’hui, le sujet était douloureux.

« On s’en va », fis-je d’une voix rauque, en tirant mon pilote vers l’entrée. « Mission terminée. Place les scellés sur la marchandise. On répandra du gaz ; les gars de la collecte viendront tout récupérer demain. »

Je m’effondrai plus que je ne m’assis à ma place de copilote, et dormis pendant tout le trajet du retour. La première chose que fit le commandant Zedd lorsque j’entrai présenter mon rapport fut de me questionner au sujet du papier.

Il m’écouta parler en le tournant et le retournant entre ses lourdes mains d’homme. Puis il me demanda : « Chef d’escouade Patricia, teniez-vous vraiment à votre père ? »

Je me mordis la lèvre pour ne pas pleurer.

« Je vois, fit-il. »

Je m’assis dans le fauteuil qu’il me désignait.


Il me parla pendant longtemps de concepts difficiles à comprendre. De la situation politique du pays. Du fonctionnement économique et social de la cité, et de sa détérioration progressive. Oui, la criminalité, la surpopulation, je savais tout ça. Nous le savions tous. Mais, pour la première fois depuis que j’avais pris mon poste, on me laissait entendre qu’il y avait quelque chose d’autre. Que mon père n’était peut-être pas mort. Et pire encore, qu’il était lié à tout cela.

Le commandant Zedd me fixa de ses yeux bleu acier. Puis il lâcha, comme s’il y avait été contraint par ma bêtise : « Bon sang, Patricia, c’est la guerre. »

La guerre.

Dans mon esprit, elle prenait la forme de bombes nucléaires et d’armes chimiques, pas de petits commandos de répression des fraudes. De fusils mitrailleurs et de cadavres, pas d’escarmouches de cités. Et d’une ville à feu et à sang.

Mais c’était la guerre.

Et, tout d’un coup, tout s’éclaira dans mon esprit.


Le réveil des vieux n’était pas le fruit d’une défaillance technique. Il avait été organisé. Et leur prétendues « manifestations pour les droits civils » n’étaient pas tant des protestations pacifistes que des appels aux armes. Je me demandai combien d’ennemis politiques nous avions laissé filer ce soir-là, derrière l’étiquette méprisante de « vieillards ».

« Commandant, je suis… »

- Plus tard les excuses. Si on vous a tenu dans l’ignorance, c’est qu’on ne voulait pas que vous sachiez. Ce qu’il vous faut savoir maintenant, c’est que votre père…

Je hochai la tête.

« C’est un ennemi, n’est-ce pas ? »

- Je ne dirais pas cela. Mais c’est un homme instable. Patricia, tout ce que je peux vous dire, c’est que… soyez prudente.

- Je vois.

- Votre nouvelle mission commence demain à dix heures.


Je pris congé du commandant et me dirigeai vers mes quartiers. A cette heure avancée de la nuit, il n’y avait personne d’autre qu’un couple d’officiers qui flirtaient sans retenue en se rendant chez eux. Je les connaissais vaguement de vue. Je soupirai et remontai la rue en sens inverse. Surveillée à toute heure du jour et de la nuit par les caméras, elle faisait partie de ces quartiers haute sécurité de la ville ; celle où les autres -nos ennemis- n’avaient pas le droit d’entrer.

Oui, je ne l’avais pas vu, mais nous étions en guerre.

Soudain, je sentis une légère pression sur mon cou.

« Continue de marcher. Pas de blagues. Si tu fais une seule erreur, tu mourras. »

J’avalai ma salive. Comment avait-il déjoué les caméras ?

« Maintenant, écoute-moi bien, sale petite fille de riche. Nous avons besoin de ce métal. Alors tu vas dire à ton collègue de gentiment retourner à l’entrepôt et de nettoyer toute sa merde chimique. »

La pression disparut.


Quelque chose ne collait pas.

Des cargaisons de métal volé comme celles-là, il y en avait plein la ville. Mais alors…

Merde.

Le cadeau d’anniversaire. C’était ça.

Je me ruai dans l’aéroplane en trombe et secouai mon coéquipier.


« Bon sang, Martel, urge ! Ca va péter !!! »

J’imaginai l’effet cataclysmique d’une explosion aux docks sur l’architecture en gruyère de la cité. L’eau, en rompant les digues, se ruerait dans les quartiers populaires, saturerait les égouts, et viendrait naturellement saper les fondations… de la principale banque de graines de la cité.

Merde.


Les scénarios catastrophes s’enchaînèrent à la vitesse de la lumière. Des millions de morts affamés. Un arrêt soudain de toutes les installations électriques soutenues par la production continue de biomasse. Des pénuries de carburant, de vêtements, de bois de chauffage. La lente asphyxie de la cité dont l’atmosphère, faute d’une production suffisante d’oxygène, deviendrait de plus en plus irrespirable. Je devais empêcher ça.

L’aéroplane s’écrasa en catastrophe près de l’entrepôt. J’attrapai mon pistolet laser.

« On dégage ! » Hurlai-je aux curieux, tandis que les cent vingt kilos de muscles de Martel allaient s’écraser contre l’entrée de secours, la défonçant par la même occasion. Je me précipitai dans le couloir, contournant les amas de ferraille dans le silence absolu.

Le silence absolu.

Merde.


« C’est une bombe temporelle. », percuta Martel au même moment que moi. « Ils vont non seulement tout faire péter, mais réveiller tous les cadavres de la ville. »

Je ne pris pas le temps d’envisager cette terrifiante possibilité.

Mes doigts s’activèrent sur le cylindre de plexiglas. Un tour à gauche, un tour à droite. J’avais bien appris mes leçons. Un nouveau tour à gauche…

Attends.

Pourquoi nos ennemis voulaient-ils mettre la main sur cette bombe s’ils voulaient tout faire sauter ? Ils auraient tout simplement pu attendre qu’elle explose.

« Il y a autre chose. »

Le cylindre s’ouvrit avec un claquement sec.

Dedans, il y avait un papier.



« Ma chérie,

J’ai déjà pris ce qu’il y avait ici.

Bravo d’avoir compris ma devinette.

Tu as sauvé la ville d’un bien cruel destin.

Mais l’histoire ne fait que commencer.

On se reverra…

Papa. »

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