arsinoeduponchel
Le Maître
Assise dans le temple, elle regardait au-delà des idoles, les signes ésotériques dessinés sur la tapisserie.
L’air sentait l’encens, le feu et la prière. Elle aimait bien ce genre d’endroit. C’était ici qu’elle avait grandi avec son maître.
C’était ici qu’elle avait tout appris.
Elle se tourna vers l’homme à ses côtés, assis en tailleur sur son coussin de prière. Il avait les yeux fermés et semblait murmurer des choses aux esprits. Ou à son propre dieu intérieur. Elle sourit.
Cet homme était son maître. Celui qu’elle protégeait aujourd’hui. Celui qui lui avait appris à prier, à se battre, et bien d’autres choses.
Elle se redressa légèrement dans la chaleur de cette fin d’après-midi. A cette heure-ci, le temple était toujours désert. Il fallait attendre le soir, ou le week-end, pour qu’il soit pris d’assaut par les croyants et les infidèles.
Mais son maître était le maître du temple. Quand il entrait, on ne le dérangeait pas.
Elle se leva et attendit près de l’autel qu’il sorte de sa méditation. En attendant, elle étudia soigneusement les coutures du costume rapiécé de l’homme, et les fils qui s'en échappaient là où le tissu était trop usé. En se forçant un peu, elle pouvait presque s’imaginer les trous.
Elle fit la grimace.
Dire qu’elle avait tellement travaillé pour qu’il soit présentable.
Elle ne pourrait jamais s’habituer à pareille négligence.
Elle étudia sa propre nudité ambrée d’un œil critique. Des membres longs et fins, soigneusement entraînés pour posséder à la fois agilité, force et souplesse. Les guerrières comme elle se monnayaient au prix d’or.
Mais elle était une affranchie.
L’anneau d’or qui ornait le lobe déchiré de son oreille gauche le signalait d’ailleurs à tous, avec une sauvagerie dénuée d’ambiguïté : Mona s’était battue pour sa liberté. Et elle avait gagné le droit de sortir de l’esclavage à coup de violence et de haine.
Mais tout cela appartenait à son passé. Maintenant, elle avait un foyer – et un travail.
Son maître se leva et plongea ses yeux gris dans les siens.
Elle lui emboîta le pas sans dire un mot, femme nue dans le sillage du mentaliste. Comme d’habitude, les regards des mercenaires s’attardèrent sur elle, puis se détournèrent en avisant celui qu’elle accompagnait. Personne n’avait envie de se faire prématurément brûler la cervelle par un haut dignitaire. Elle leur retourna un sourire vorace, leur découvrant ses dents jaunes – et parfaitement aiguisées.
Sa main aux ongles longs, soigneusement taillés, attrapa la corde que le conducteur de l’aéroplane leur lançait.
Malgré sa corpulence, son maître était étonnement agile. Quand il posa le pied dans le cockpit, il n’était même pas essoufflé. Le navire décrivit paresseusement le long arc-de-cercle qui les ramenait au Palais de la cité, effleurant au passage des croiseurs du ciel et des bateaux de plaisance nomades. L’homme les regardait avec un plaisir non dissimulé.
Bien que considéré par un sage par tous, il se comportait parfois comme un enfant.
Le navire accosta à la fenêtre du domicile, disparaissant à l’horizon avec un léger sifflement.
Mona se dirigea vers la Salle des Cartes à la suite de son maître. Silencieuse comme à son habitude, elle attendait un ordre de sa part.
Il lui donnait toujours des directives brèves et précises. Cette fois ne fit pas exception à la règle.
« Demain, notre temple sera attaqué par des insurgés rebelles. Tu devras t’y trouver. »
Mona ne posa pas de questions. On ne discutait pas avec le maître.
Il lui remit un couteau, ainsi que les clés du lieu dans lequel il lui faudrait pénétrer par la suite. Pour le retrouver, supposait-elle, mais il ne laissa jamais échapper un mot à ce sujet. La mission de Mona était simple : se battre et faire diversion.
Et, si possible, créer un formidable chaos. Dans le temple, dans la ville, et dans les gros titres des médias locaux.
En bref partout, sauf dans sa propre tête.
Son maître était surprenant, il trouvait toujours de nouveaux moyens de l’éprouver.
Elle ne commenta pas sa décision.
Au lieu de cela, elle avança vers lui et posa la tête sur sa poitrine.
Il l’enveloppa dans ses bras.
Un geste quotidien, rassurant, dénué du moindre romantisme. Leur relation était codifiée depuis le début. Il était là pour lui apprendre des choses. Elle était là pour être sa disciple. Et pour le protéger.
Elle l’embrassa et il répondit formellement à son baiser, comme on délivre une leçon ou comme on révèle un grand secret. Elle écouta attentivement ce que son corps d’homme avait à lui dire.
De la joie d’être en vie. De la gratitude d’être entouré par autant de beauté. De la lassitude de s’occuper des affaires religieuses de la cité. Et cette solitude de comprendre plus de choses que les autres.
Être un maître ne devait pas être une chose facile, se dit Mona.
Mais cela faisait partie de sa vie comme le reste.
Et c’était le chemin qu’elle avait choisi.
Elle ramena délicatement ses bras vers elle et partit préparer le repas du soir. Cela aussi faisait partie de sa mission.