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Procès expéditif

Procès expéditif



« Au bûcher ! »

Des cris éclatèrent dans la grande rue. Une femme, nue, échevelée, tirée par des agents de police, fut amenée à l’échafaud.

Je jetai un bref coup d’œil à mon ami Durand.

« C’est une blague ? Ils vont vraiment la brûler ? »

- Difficile à dire.

Il fit une petite grimace de connaisseur tout en observant la scène d’un œil critique. Devant nous, en masse, les photojournalistes et vlogueurs se précipitaient déjà, cherchant à faire exploser l’audimat des lives -et, bien entendu, à se remplir les poches.

« Je croyais que ça n’existait plus ce genre de rituel barbare », commentai-je, en détaillant l’anatomie de la condamnée. Plutôt belle, un long corps souple un peu abîmé, appétissant malgré les outrages qu’on lui avait fait subir, elle pouvait encore être monnayée.

« Pas mal… »

Mon ami haussa un sourcil.

« Tu veux l’acheter ? »


Selon les nouvelles lois libertariennes, les opposants au régime – c’est-à-dire les extrémistes, les mystiques, les fanatiques, les malades mentaux et les personnes âgées- pouvaient être rachetés avant leur mise à mort. Cela permettait aux classes moyennes de s’offrir des esclaves à un prix abordable, contre une fortune en pièces d’or au marché noir traditionnel.

Devant nous, un influenceur connu des réseaux sociaux passa, caméra à la main, hurlant des questions à l’adresse des forces de l’ordre qui contenaient la populace derrière un cordon de sécurité. Des fourgonnettes de police, placées aux croisements des rues, empêchaient tout débordement populaire. Un travail extrêmement soigné qu’il faudrait songer à récompenser plus tard.

Sur l’échafaud, la criminelle n’avait pas bougé. Elle observait la scène avec un détachement absolu -ou un sang-froid exceptionnel.

« C’est une indésirable de classe 4 », dit Durand, en pianotant sur son écran holographique pour me donner quelques informations, au cas bien improbable où j’aurais voulu acquérir la femme.

« Ne fait pas ses dévotions au Maître de l’Eau, refuse le lavage mental, prétend entendre des voix. Elle serait apparemment affiliée à la mystique indienne. Une dangereuse criminelle. L’article dit qu’elle n’a pas mangé depuis trois jours mais ne semble pas ressentir les effets de la faim. Pourtant, elle n’est pas inscrite au registre des altérations génétiques et ses tests ADN ont révélé une généalogie sans intérêt. »

- Sans emploi ? demandai-je, tandis que la femme était violemment ceinturée et ligotée au mât central.

- Bien sûr que non, qui voudrait de quelqu’un avec un dossier pareil ?

- Je ne sais pas, argumentai-je, plus pour la forme que par réelle conviction. Les gens ont parfois des tendances bizarres.

- Ne m’en parle pas, renifla mon ami, rien que la semaine dernière, j’ai appris que mon employée du service marketing n’était pas bisexuelle... Evidemment, je l’ai immédiatement licenciée.


Je laissai passer l’information choquante et observai les agents s’activer pour répandre du carburant végétal sur la plate-forme, sous le regard impavide de la prisonnière. En contrebas, la foule des prolétaires commença à feuler.

Cette masse inculte, encouragée par des années de restrictions et de publicité, avait fini par devenir ce que l’on attendait d’elle : une cohue avide de nourriture, de médicaments, de sexe et de violence. Une manne d’argent facile toujours plus exploitée. Quelques poings rageurs se levèrent accompagnées d’insultes fleuries. Je me tournai vers mon ami de toujours.

« On les a bien dressés, tu ne trouves pas ? »

- Vraiment, répondit-il, un petit sourire satisfait sur les lèvres.

La victoire de l’intelligence récessive avait été l’un de ses principaux projets de thèse trente ans plus tôt, et la base sur laquelle s’était appuyée le gouvernement pour ses projets de loi sociale. Tenue secrète au départ et passée par décret ministériel, cette loi avait par la suite fait beaucoup de bruit. Durand y avait gagné l’Ordre du Mérite ; une distinction qu’il ne manquait pas de citer avec une hauteur parfois agaçante.


Sur scène, la femme avait commencé à s’agiter. Ses yeux, d’un vert profond, scrutaient les visages avec une acuité étonnante. Elle cherchait quelqu’un. Je lançai un regard derrière mon épaule pour être sûr que nous n’étions suivis par personne.

- Ça va ? me demanda Durand. Tu veux qu’on s’approche ?

Je hochai la tête. Cette histoire de bûcher public me mettait mal à l’aise. Je n’avais pas prévu une pareille avancée de l’Inquisition avant dix ans. Et surtout, je me demandais si faire rôtir une femme au feu n’attiserait pas les convoitises. Le pays était strictement végétarien depuis dix ans, mais je savais de source sûre que ce n’était pas ce qui empêcherait la foule de se battre pour un morceau de viande grillée. Une dérive que je jugeais dérangeante et nuisible.

Je tirai Durand par la manche sur le côté droit de la scène. A part quelques flammèches qui prenaient déjà, l’endroit était plutôt désert. Les quelques policiers qui nous croisaient détournaient respectueusement la tête.

Après tout, ce n’était pas tous les soirs que deux sénateurs et académiciens daignaient leur faire l’honneur de leur présence.


Nous fûmes bientôt rejoints par un troisième compère. Prêtre occulte de son état, il était en charge de toutes les affaires religieuses de la cité -et ce soir, d’obtenir la confession de la condamnée. Nous échangeâmes un salut cordial ; puis il monta sur l’échafaud, évitant les flammèches comme par miracle, dans une mise en scène particulièrement réussie. Sa voix de basse profonde porta sur toute l’esplanade.

« Mon enfant, avez-vous un dernier mot ? »

Alors, sous mes oreilles ébahies, retentit la chose la plus belle que j’eusse jamais entendue : un éclat de rire.

« Oui… Allez, viens. »


Une flamme plus hardie que les autres lécha la flaque de carburant répandue au sol. Je remarquai trop tard la poudre noire qui flottait à la surface.


Je m’écrasai au sol tandis que la scène explosait en mille fragments de bois brisé, avidement dévorés par des flammes de plus en plus hautes. Les projectiles enflammés se collaient aux voitures, au sol, aux vêtements des forces de l’ordre. Un peu trop spectaculaire à mon goût.

Une main surgit du chaos de flammes pour me tirer vers la voiture, notre voiture, avec laquelle nous étions arrivés ce soir-là. Une voix haletante siffla à mes oreilles.


« On met les voiles ! Vous avez cinq minutes de retard sur l’horaire. Mais, nom de Dieu, avec tout le respect que je vous dois, qu’est-ce qu’il vous a pris d’approcher sur la droite ? »

Je haussai les sourcils, mais mon masque d’intimidation n’eut aucun effet sur l’homme qui me faisait face.

« Ah, laissez tomber. Nous sommes entre nous. Vous pouvez retirer votre couverture. »

Je m’autorisai un petit sourire satisfait en m’installant à l’arrière. A mon côté, chaudement enveloppée dans une robe en laine, la femme me toisait de son regard vert.


« Ca, jamais, Kevin, répondis-je en essuyant de mes mains toute trace du sang qui s’y trouvait encore. Ca, jamais… »

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