arsinoeduponchel
Un mail d'espoir
Bonjour à tous,
Ci-dessous un texte que j'ai envoyé pour un appel à textes de l'application Court-Bouillon [Instagram : Court Bouillon (@courtbouillon_fiction) • Instagram photos and videos]
L'impératif était de faire un texte court, avec la consigne suivante :
- proposer une expérience de lecture par session de 5 minutes maximum (ce qui
n’exclut pas des formats plus long chapitrés ou feuilletonnés).
- raconter les beautés, les rêves et les ratés de notre aujourd’hui, de nos lendemains
fantasmés et de notre passé imaginé.
Alors bon, c'était plus une lettre qu'une fiction, je vous l'accorde - et c'est aussi ce qu'ils m'ont dit !
Mais la thématique est à creuser... Qu'en pensez-vous ? =)
Phylalis <phylaliscoste@jaymail.com>;
lun. 23 oct. 22:22
(il y a 11 heures)
À Mona
Chère Mona,
Tu m’as demandé dans ton dernier sms comment je voyais le monde de demain. Tu sais, celui
que tu m’as envoyé avec les images de la guerre. Juste avant que je t’appelle pour te demander comment tu allais, car tu me semblais déprimée.
Et je t’ai dit beaucoup de choses, mais finalement, je n’ai pas répondu à ta question. Et ma
réponse est trop longue pour que je te l’envoie par message. Alors je t’écris cet email.
Quand je vois des images comme ça sur le monde, je me pose des questions. Pas vraiment sur ce qu’il sera, car j’ai confiance en lui pour s’en sortir toujours, d’une manière ou d’une autre. Mais sur ce que je peux bien avoir à faire pour l’accompagner. Et je crois que le premier pas commence aujourd’hui, avec cet email.
Tu vois, longtemps j’ai cru que je ne reviendrais pas d’Inde. Que j’avais trouvé là-bas
quelque chose comme ma destinée. Et, même si elle n’était pas toujours parfaite, je la
trouvais bien meilleure que celle qui m’attendait ici.
Et puis, j’ai fini par changer d’avis. Par fierté ou par peur, je ne sais pas. Je voulais me
prouver à moi-même que j’étais capable de survivre en-dehors d’une communauté.
Que je pouvais gagner de l’argent, être une femme comme les autres. Que j’étais capable de
mener une vie normale avec succès.
Je crois que je me suis trompée.
Ce n’est pas vraiment grave. Mais je n’aurais pas dû écouter ce que ma cassette-casse-tête me disait.
Il paraît que je suis quelqu’un d’un peu trop spécial pour vivre en société.
Tu as entendu parler de ce nouveau mal du siècle qui frappe les personnes de notre
génération ? On parle de « zèbres », d’« hypersensibles », de « surdoués ».
Bon, ces gens-là ont toujours existé. Comme Mozart, Van Gogh ou Dostoïevski. La
différence, c’est qu’aujourd’hui on a trouvé un mot pour en parler. Tu imagines bien, je
pense, la tête qu’ils feraient si on allait les voir pour leur demander toutes ces choses débiles
qui passent à la télé. Du genre :
« Alors, monsieur Mozart, comment vivez-vous votre condition de haut potentiel ? »
« Monsieur Van Gogh, j’ai entendu dire que vous étiez doté d’une perception émotionnelle
hors du commun. Pourriez-vous nous en dire plus ? »
« Monsieur Dostoïevski, diriez-vous que les grands artistes comme vous peuvent parfois se
sentir incompris ? »
Bon, en vrai, on n’ira probablement jamais dire ça à quelqu’un qui a réussi. Mais à toi et moi,
qui sommes en chemin vers nous-mêmes, « en transition » comme on dit, on se permet de
demander ce genre de chose.
On nous regarde, toi avec ton magnétisme et moi avec ma robe d’adepte, et on se dit que nous sommes bizarres, étranges, pas d’ici. D’où, mystère. De la lune, peut-être. Ou alors d’un autre monde. En tout cas, sûrement pas de notre bonne vieille terre, puisque nous avons la tête dans les étoiles plus souvent qu’à notre tour.
Je crois que, quelque part, nous nous le disons aussi. Quand nous nous regardons dans la
glace. Ou quand nous passons un moment difficile. C’est vrai, nous avons encore des
moments de doute. On ne nous a pas appris à nous aimer telles que nous sommes. Avec
toutes nos particularités. Alors ça fait parfois un peu bizarre de se dire qu’on a le droit
d’exister.
Et puis, ça fait un peu mal là, dans notre cœur. Là où nous avons mis toute notre fierté mal
placée. Et notre sentiment de devoir nous conformer aux attentes des autres pour être
acceptées. Des fois, on se demande même si on ne fait pas une erreur en voulant sortir du
sentier balisé. Tu sais, celui qui nous dit de nous marier, de faire des enfants, d’acheter une
maison et surtout de tout dépenser.
En vrai, je crois que si on se contente de faire ça toi et moi, on aura raté notre vie. Il y a des
milliers d’autres choses à faire, qu’on ne peut pas chiffrer en zéros sur notre compte en
banque, ni en nombre de vêtements qu’on a achetés.
Si je te disais qu’enfant, j’ai toujours voulu aller voyager pour voir le monde, qu’est-ce que tu
me répondrais ?
Sûrement pas de me trouver un travail et de commencer à économiser pour faire ça quand je
serai plus vieille, parce que la vie n’attend pas.
Alors oui, tu t’inquièteras peut-être de savoir si j’ai assez d’argent, et de ce que je vais aller
faire là-bas toute seule. Mais tu me laisseras y aller. Et je te vois bien répondre, avec ton air
moqueur, à celui qui insinue que ta sœur est un vrai panier percé : « Mais vous, auriez-vous le
courage de faire comme elle ? »
En fait, ce n’est pas une question de courage. C’est une question d’existence. Soit je choisis
d’avancer, soit je choisis d’attendre. Mais on ne peut pas rester entre les deux.
Dis, si je pars, est-ce que tu viendras avec moi ?
Je n’ai pas l’habitude de faire ce genre de demandes aux gens. Mais tu es ma sœur, et c’est
très important. C’est un peu le moment où, toi et moi, on tourne une page. Toi, de ta vie de
salariée en entreprise, et moi de ce pays que j’aime mais qui me repousse pour une raison que j’ignore. Oui, je n’ai toujours pas réussi à obtenir mon VISA.
Alors, c’est le moment de commencer autre chose.
Je ne te dis pas que je ne citerai jamais les enseignements que j’ai reçus en Inde si tu viens, ni les fêtes de là-bas, ni les montagnes, ni les maîtres ; car tout cela fait partie de ma vie
maintenant. Et sans doute que j’essaierai une ou deux fois de te convertir.
Mais je ne critiquerai pas ton choix de partir de l’entreprise, ni ton désir de devenir
guérisseuse ; et je ne me moquerai jamais de tes croyances, quelles qu’elles soient. On a
suffisamment vu de choses toutes les deux pour savoir à quel point les préjugés des autres
sont difficiles à accueillir. Et tu es ma sœur, et je t’aime. Et j’ai juré de te protéger sur la
tombe de maman, après qu’elle nous a dit, dans ses derniers moments, de vivre la vie dont
nous rêvions, et d’en faire quelque chose de beau. Pas « quelque chose de bien », si tu te
souviens : « quelque chose de beau ». J’ai toujours aimé ce souci qu’elle avait des belles
choses.
Alors, je vais faire ce qu’elle a dit.
Dans trois jours, je pars en Nouvelle-Zélande.
Je sais, c’est soudain. Et tu as raison, je n’ai pas forcément l’argent pour. Mais tu me
connais : je finirai toujours par arriver quelque part, après avoir galéré un peu, peut-être. Cela
me fera toujours de la matière à raconter dans les soirées entre potes, quand je reviendrai ; si
je reviens un jour.
Je ne sais pas après combien de voyages je finirai par avoir du plomb dans la cervelle, comme ils disent. En tout cas, pour l’instant, j’ai plutôt des oiseaux. Ce n’est pas plus mal. Si tu te rappelles bien, Nietzsche disait déjà que la pire des choses à avoir en soi, c’est l’esprit de
pesanteur. Je crois que j’ai grandi en m’inspirant un peu de lui. Je ne serai sans doute jamais
sérieuse.
Mais je peux être profonde dans ma folie.
Tu me demandais ce que serait le monde de demain, et je vais te répondre, petite sœur. Il sera celui que tu choisis d’en faire. Quelque chose de beau ou pas. Quelque chose de bien ou pas. Quelque chose dont tu peux être fière, ou quelque chose que tu préfères oublier. C’est à toi de choisir.
On nous a beaucoup dit que nous ne sommes pas libres. C’est faux. Nous sommes libres de
choisir notre destinée. Ou du moins, libres de la changer. Si nous le voulons.
Je ne dis pas que c’est facile. Des fois, je suis encore rattrapée par les fantômes de mon passé. Des fois, je m’aplatis devant des ombres. Des fois j’oublie d’exister. Mais c’est possible. Et, rien que parce que c’est possible, je choisis d’essayer. Et j’en accepte les conséquences.
Si ça se trouve, ça me prendra des années. Et peut-être même qu’un jour je me réincarnerai en blatte parce que j’aurai fait les mauvais choix. Mais, si l’Univers m’entend, il me laissera
avancer. Et, où que j’aille, il sera toujours là pour me guider.
Petite sœur, je crois en toi et en ton potentiel de devenir une personne formidable. A vrai dire,
tu es déjà pour moi une personne formidable ; tu l’as juste oublié. Et, si devenir médecin des
âmes est la meilleure chose que tu puisses faire pour t’en rappeler, alors c’est la chose à faire.
Deviens le meilleur qui est en toi.
Je t’aime,
Phylalis.