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Une histoire de famille

Alors que je patiente au téléphone, une seule pensée m’obsède : Qu’a bien pu faire ma grand-mère à Londres ? Elle a prétendu toute sa vie qu’elle ne comprenait pas un traître mot d’anglais.

Pourtant, la lettre est formelle : son expéditeur la connaît.


12 juillet 1943, réfléchis Alex.

Ma grand-mère est née en 1921 à Marseille. En 1943, elle avait donc… vingt-deux ans.

Vingt-deux ans.

A cet âge-là, ça ne voyage pas, une femme ! Surtout en pleine guerre !

Et pourtant l’expéditeur de la lettre lui donne rendez-vous « à l’endroit habituel dans deux semaines, à sept heures tapantes. »

Quel casse-tête.


Je suis allée fouiller dans les archives de la ville de Londres pour retrouver le nom des anciens propriétaires de l’endroit. Cela date de longtemps, bien avant qu’il ne soit transformé en magasin médical. Mais il semble qu’il ait été mêlé, dans les années 1930-1940, à un groupe d’artistes de gauche, plus ou moins révolutionnaires. A force de chercher un peu, et grâce à mes amis présents sur place, j’ai réussi à obtenir un numéro.

C’est le descendant de l’un des artistes. J’espère qu’il n’aura pas peur de mon accent.

Quelqu’un décroche le téléphone. J’avale nerveusement ma salive.

« Hmm, bonjour, Monsieur Rosenberg ? »

C’est un nom étrange pour un anglais.


L’homme a la voix bien timbrée et chaude au téléphone. Je tente le tout pour le tout.

« Voilà, je une proche parente de Claire Feurois, qui connaissait, je le crois, votre grand-père. J’essaye de retrouver des informations sur le groupe d’artistes auquel il appartenait pendant la guerre… Pourriez-vous m’aider ? »

Silence à l’autre bout du fil. J’imagine mon interlocuteur froncer les sourcils, se creuser la mémoire. Puis il finit par dire :

« Effectivement, mon grand-père m’a parlé de cette période. Il doit me rester quelques photos… Cela vous aiderait-il si je vous lais faisais parvenir ? »

Des photos. Quelle aubaine ! Je remercie chaleureusement l’homme et lui laisse mon adresse e-mail, ainsi que mon numéro. J’imagine qu’il ne reçoit pas tous les jours des requêtes comme la mienne.

En attendant les photos, je harcèle mon père au téléphone. Un peu surpris par cet intérêt soudain pour la famille, il répond néanmoins à mes questions.


Si grand-mère est un jour allée à Londres ? Il ne sait pas, mais il sait qu’elle recevait de temps à autre, après sa naissance, des lettres d’un expéditeur inconnu. Lorsqu’elle les lisait, elle se mettait invariablement à pleurer. C’était d’ailleurs l’une des principales occasions de disputes au sein de son couple. Ma grand-mère avait toujours refusé que son mari les lise, et personne ne les avait jamais retrouvées après sa mort. Pourtant, lorsqu’il avait fallu vendre la maison familiale, mon père et ses frères avaient inspecté tous les meubles, pour être sûrs de ne rien laisser d’important derrière eux.

Cet expéditeur mystérieux est peut-être celui que je recherche aujourd’hui.


Ma grand-mère était une femme secrète, qui ne parlait pas beaucoup. Elle ne nous a donné presque aucune information sur ce qu’elle avait fait avant de rencontrer mon grand-père. Je sais seulement qu’elle s’est brouillée avec ses parents quand elle était jeune, et qu’elle est très tôt partie de chez eux pour aller travailler dans la capitale. A cette époque, elle était ouvrière en usine, mais elle en parlait toujours avec un petit reniflement, comme si c’était bien en-dessous de son statut social. Rencontrer mon grand-père lui avait permis de regagner en prestige – et en notoriété.


Quand les photos arrivent, je me précipite dessus. Il y a beaucoup de visages que je ne connais pas. Des visages d’hommes, des visages de femme. Est-ce que ma grand-mère pourrait être parmi eux ? J’épluche minutieusement les photos à la loupe, dans l’espoir de trouver un indice.

Ce que je trouve me coupe le souffle.

Sur l’avant-dernière photo qui m’a été envoyée, ma grand-mère sourit au second plan. Mais ce n’est pas cela qui me choque. Elle est au bras d’une personne que je connais.

C’est le père de ma mère.

Que font ma grand-mère maternelle et mon grand-père paternel sur la même photo ? Et pourquoi ont-ils l’air si proches ?

Si c’est une blague, je la trouve de très mauvais goût.


Je téléphone sur le champ à ma mère. Comme toujours, elle est assez occupée. Sa vie de retraitée branchée lui laisse peu de temps pour sa famille en général, et pour ses enfants en particulier. Mais, quand je lui raconte ma découverte, elle m’invite sur le champ chez elle.

Je n’aime pas trop aller chez ma mère. Nous avons des univers trop différents. Elle a toujours vécu mon souhait d’être une petite comptable dans un cabinet de province comme une trahison. Elle, comme son père avant elle, ne vivait que pour le luxe et les paillettes. A voir son visage lifté une bonne dizaine de fois, je ne suis pas certaine que cela lui ait été si bénéfique que cela. Mais c’est vrai que les années ont eu peu de prise sur elle. Même sans la chirurgie esthétique. A sa manière de marcher, de parler et de penser, on ne dirait pas qu’elle a soixante-douze ans.

Elle me prend par le bras comme si j’étais une amie à elle.


« Alexa, ma puce, cela me fait si plaisir de te voir. Cela fait tellement longtemps. Ohlala, tu as une mine épouvantable… Tu arrives à survivre, au moins, avec ton travail ? Oh, ma chérie, tu dois être épuisée, viens t’asseoir… »

Elle m’entraîne sans plus de cérémonie vers un grand salon lumineux décoré de toiles d’artistes. La plupart sont d’elle ; quelques-unes, plus anciennes, sont des trésors de la famille. Elle me sert du jus d’ananas dans un grand verre de vin – parce que, me dit-elle, elle se rappelle que je ne bois pas d’alcool, mais les verres à vin, c’est tellement plus chic.

« Bon, alors, raconte-moi toute cette histoire », fait-elle.

Si je ne voyais pas ses mains froisser nerveusement le tissu de sa robe noire hors de prix, je jurerais que mon récit ne l’intéresse pas plus que le dernier numéro de Valeurs Actuelles.

« Ma chérie, cela ne veut strictement rien dire. C’est peut-être une vieille histoire, et, dans tous les cas, cela ne nous regarde absolument pas… »

Il fallait s’y attendre. Ma mère a tout ramené au plus évident à ses yeux : une histoire d’amour.

L’ennui, c’est que c’est aussi le plus évident à mes yeux.

Je m’énerve.

« C’est vrai que toi, tu es du bon côté de la famille ! Si tu fais souffrir les gens, tu t’en fiches, n’est-ce pas ? »

- Pardon ?

Ma mère a l’air sincèrement choqué. Je prends une profonde inspiration et tente de lui dévoiler mes inquiétudes.


Son père, l’artiste, peintre comme elle, a connu bien des femmes avant de se marier. Et probablement bien des femmes après aussi. Cela faisait scandale à l’époque, mais, par une sorte de consensus général, on a attribué ce comportement à « la personnalité de l’artiste ». Une personnalité dont a malheureusement hérité ma génitrice.

Si jamais il se trouve, ne serait-ce qu’une seule seconde, que mon grand-père ait fréquenté la mère de mon père… Alors est-ce que mes parents sont du même sang ?


Saisie par l’allusion ouverte à une possible consanguinité dans la famille, ma mère s’arrête en plein vol. Son masque social se fissure. Tout d’un coup, elle n’a plus seulement l’air étonné ; elle a l’air seul et triste. D’un genre de tristesse qui ne s’efface jamais.

« S’il te plaît, essaye de te souvenir. Est-ce que grand-père parlait quelquefois d’une certaine Claire Feurois qu’il aurait rencontrée avant ta mère ? »

Elle soupire et prend une grande gorgée de vin.

« Oui… »

Cela sonne comme un aveu.

« Maman… Est-ce que grand-père aimait encore cette femme ? »

Incapable de parler, ma mère hoche la tête. J’ai l’impression étrange que je viens d’ouvrir un tiroir très profond dans l’histoire de la famille, et que tous les secrets qui y étaient entassés s’échappent un à un.

« Et… tu sais s’il l’a revue quand tu étais petite ? »

Ma mère secoue négativement la tête. Son père était inconstant, impossible à cerner. Il partait pendant des mois et revenait avec une petite fortune qu’il laissait à sa femme. Il se posait dans le cocon familial pendant quelques jours ou quelques semaines. Il couvrait mamie de bijoux et de cadeaux, emmenait les enfants à la ménagerie ou au concert, et allait les chercher à l’école avec des bonbons et des sucettes. Puis, un jour, il disparaissait, et ses proches comprenaient qu’il était reparti à l’aventure.

Vraiment, maman ne sait pas.

Avant de partir, elle me conseille néanmoins d’en parler à mon père. Lui, me dit-elle, a vu plusieurs fois son beau-père quand il allait déjeuner chez eux, il saura…

« Je me demande comment il va », rajoute-t-elle encore, songeuse. Je ne prends pas la peine de préciser que c’est elle qui l’a quitté, ni qu’il ne s’est jamais totalement remis de son départ.

Moi non plus, d’ailleurs.

Je quitte ma mère avec encore plus de questions, si c’est possible. Mais mon enquête avance. Je suis sur le bon chemin.


Mon père, qui n’a pas l’habitude que je lui téléphone plus d’une fois par mois, est étonné de me voir le recontacter si vite. Pour lui parler de maman, en plus.

C’est une chose qu’il n’aime pas, parler de maman. A chaque fois, cela lui demande un effort. Comme si le poids des souvenirs heureux était trop lourd à porter. Une femme indigne qui lui a laissé deux enfants à élever sur les bras. Mais, malgré tout, il a fait de son mieux.

Pour cela, j’admire beaucoup mon père.

« Bon, viens t’asseoir, ma chérie. »

Mon père tapote la chaise à côté de lui dans la maison de retraite où il a choisi d’aller. Depuis qu’il s’y est fait des amis, cela va beaucoup mieux, il se sent beaucoup moins seul.

Je n’ai jamais compris comment il avait pu décider de lui-même d’aller vivre dans ce genre d’endroit. J’ai toujours eu tendance à considérer les maisons de retraite comme des mouroirs.

Mais, au moins pour celle de mon père, on dirait que je me suis trompée.

Il me sourit avec espièglerie en piquant un morceau de gâteau de la pointe de sa fourchette.

« Tu ne devrais pas t’en faire autant, Alex. Tu as une mine de dix kilomètres. Allez, raconte-moi ce qui t’arrive. »


Je déballe tout en vrac. Grand-mère, la photo, le père de maman, ma rencontre avec elle. Il se crispe.

« Tu sais que je ne veux pas t’embêter avec des histoires de famille… Mais tu vois… »

« Ma petite fille se demande si elle n’est pas une bâtarde dégénérée », répond mon père avec un humour d’assez mauvais goût.

« Eh bien… J’aurais préféré que tu ne le dises pas comme ça mais… »

« Sait-on au moins de qui est cette lettre ? » demande mon père, et je secoue la tête d’un air un peu penaud. C’est vrai que j’aurais pu la montrer à maman pour savoir si c’est bien l’écriture de son père.

« Bon, ce n’est pas grave, mais avant de te précipiter, je crois qu’il faut que tu définisses ce que tu veux savoir : qui était l’expéditeur de cette lettre, ou si ta grand-mère a eu des rapports intimes avec un autre homme que son mari. »

Ce n’est pas faux.


« Peut-être que tu peux répondre à cette dernière question, papa. Pour l’expéditeur, on verra plus tard. »

Mon père acquiesce.

« Ma mère, ta grand-mère, donc, sortait d’un grand chagrin d’amour lorsqu’elle a rencontré ton grand-père. Elle n’a jamais voulu en dire plus à ce sujet, et ton grand-père, qui l’aimait beaucoup, a pris soin d’elle pendant plusieurs années en tant qu’ami, avant qu’elle ne consente à l’épouser. »

- Alors… il n’y a rien ?

Mon père fait un petit geste de la main. Je sais, je vais trop vite. Mais je veux savoir ce qu’il en est.

« Lorsque j’ai rencontré ta mère, a continué mon père, je ne l’ai pas trouvée spécialement jolie. Avec son tempérament explosif, elle était un peu trop virulente pour moi. C’est son père qui a insisté pour que je l’épouse… Et, compte tenu des circonstances, je crois que je comprends pourquoi. »

Je crois que je comprends aussi. Une histoire de mariage par procuration, pour rattraper un acte manqué du passé. C’est assez dérangeant, je dois le reconnaître.

Mais moins que son alternative de consanguinité.


« Je vois… alors il est plus que probable que l’expéditeur de ces lettres ait été le père de maman. »

« Je le pense aussi, me répond mon père de sa voix douce, mais tu peux peut-être vérifier avec ta mère pour en avoir le cœur net. Après tout, il me semble que nous avons été tous les deux manipulés. »

Je suis admirative du calme avec lequel mon père prend cette révélation choquante. Il a, en quelque sorte, été forcé d’épouser ma mère. Mais il se contente de me sourire et de me souhaiter bonne chance dans mes recherches.

Je crois que comprendre l’a libéré d’une bonne part de culpabilité. Il commence à se rendre compte que ma mère n’était peut-être pas faite pour lui, mais que ce n’était pas de leur faute. Et qu’il a fait du mieux qu’il a pu.

« Et pour Londres ? » Je lui demande avant de partir, et il se met à rire.

« Tu es vraiment comme Mireille, tu veux toujours des réponses à tout. »

Je lui adresse un petit geste d’excuse.


Retour vers la dernière étape : celle de l’écriture de la lettre. Même si le résultat semble assez évident.

« Dis maman… Tu l’aimais, papa ? »

Le temps s’arrête. Ma mère me fixe de son regard gris-bleu.

« Tu l’as quitté après que grand-père soit mort, n’est-ce pas ? Un ou deux ans après, si je me souviens bien. »

Ma mère tremble légèrement. Cette histoire fait partie d’un passé dont elle n’est pas très fière.

« Je… J’ai pris soin de ton père comme j’ai pu. »

- Mais tu ne l’aimais pas.

Elle secoue doucement la tête. Je hoche la mienne.

Je ne sais pas si j’arriverai à lui pardonner un jour.

Lui pardonner de nous avoir blessés tous les quatre.

Et lui pardonner d’avoir obéi à sa famille plutôt qu’à son destin.

« Est-ce que tu regrettes ? »


Je me mords la lèvre pour m’empêcher d’être rattrapée par l’émotion. Et, une fois de plus, je me force à la regarder dans les yeux. Même si, comme elle, j’ai les mains qui tremblent.

Alors, cette femme superficielle fait un geste que je ne l’ai pas vue faire depuis au moins vingt ans. En trois pas, elle comble la distance qui nous sépare, et elle me serre très fort dans ses bras.

« Jamais », affirme-t-elle avec force, et je sais qu’elle le pense réellement.

Malgré nos rapports parfois conflictuels, et mes choix de vie discutables pour elle, elle reste ma mère. Et, quelque part, elle tient très fort à moi.


« Tu sais, me dit-elle, avant que je ne parte, j’aimerais bien revoir ton père, au moins une fois. J’ai beaucoup de choses à lui dire. »

- Heu, je… J’en parlerai à papa.

Ces deux-là ont beaucoup à se pardonner.


Je vais attendre un peu avant de transmettre la proposition. Mais je crois que cela leur fera du bien à tous les deux de remettre certaines choses au clair. Même si je ne suis pas naïve au point de penser qu’ils puissent se fréquenter de nouveau un jour.

Mais qui sait.


Ce n’est qu’en arrivant à la porte de mon appartement que je me rends compte d’une chose : j’ai oublié la lettre chez ma mère, sur la table du salon.

Eh bien…

Ce n’est probablement pas plus mal.


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